«Bâtir une entreprise innovante avec des personnes stimulantes»
Le Neuchâtelois Sacha Labourey a créé en 2010 l’entreprise CloudBees. Cette «licorne» selon le jargon de l’innovation, car la start-up est valorisée à plus d’un milliard de dollars, connaît depuis quelques années une forte croissance. Retour sur l’histoire d’un succès avec son fondateur.
Pouvez-vous nous expliquer le domaine d’activités et les services proposés par CloudBees?
Sacha Labourey: Le logiciel n’est plus seulement utilisé en interne des entreprises, il est désormais un élément de différenciation externe que les sociétés utilisent afin de gagner des parts de marché.
Dans cette nouvelle réalité, il devient critique pour les entreprises d’exceller dans l’art et la science de produire du logiciel - de la même manière qu’elles le font pour leurs produits et services de base. Ceci implique de pouvoir s’adapter très rapidement, de livrer de nouvelles fonctionnalités en quelques jours plutôt qu’en mois ou années, et de valider en continu que leurs solutions sont fonctionnelles, stables et sûres. Ceci se traduit par un ensemble de processus complexes qu’il est impératif d’automatiser. CloudBees fournit justement une solution logicielle qui permet aux entreprises de totalement automatiser leur cycle logiciel.
Il est important de comprendre que nous ne sommes pas une société de services qui écrit du logiciel pour nos clients, ceci reste la responsabilité de nos clients. Nous fournissons une solution qui leur permet d’automatiser leur propre développement. Une analogie pourrait être faite avec les lignes de production d’automobiles: CloudBees fournit les lignes qui permettent la production, nous ne fabriquons pas de voitures nous-mêmes, nos clients s’en chargent.
Nos clients sont généralement de grandes sociétés, avec au minimum plusieurs centaines de développeurs en interne (et jusqu’à plusieurs dizaines de milliers), au travers de toutes les industries: banques, assurances, médias, nouvelles technologies, administrations, etc.
La sécurité informatique est devenue une priorité pour toute entreprise ou institution. Quels sont vos conseils à leur attention?
Investir dans la sécurité informatique c’est un peu comme investir dans une caserne de pompiers: on se demande pourquoi on en a une… jusqu’au jour où il y a un incendie. Il est essentiel pour les sociétés d’être proactives dans ces investissements car le coût d’un incident est largement plus élevé et les atteintes à l’image, bien que difficiles à quantifier, sont bien réelles.
Par ailleurs, la sécurité informatique couvre de nombreux domaines et bien qu’il soit tentant de se focaliser sur les «outils» pour adresser le problème, il est au contraire déterminant de travailler sur l’aspect humain, et donc sur les formations: environ trois quarts des attaques informatiques réussies comportent un élément humain à leur source (social hacking): lien cliqué par erreur, information transmise par mégarde au téléphone, etc.
Pour les PME, au vu de la sophistication des enjeux, il est parfois difficile de savoir par où commencer.
Vous êtes-vous toujours imaginé devenir entrepreneur? Comment s’est développée votre fibre entrepreneuriale?
Oui, très jeune j’ai voulu «créer une entreprise», sans trop savoir d’ailleurs ce que cela signifiait. Ma première expérience, durant mes études à l’EPFL, m’a permis d’y prendre goût, et de me rendre compte de mes forces, mais surtout de mes faiblesses. Comprendre cette nécessité de travailler avec des profils complémentaires a été essentiel.
Peu de temps après mes études, en 2001, j’ai rejoint l’aventure JBoss. Une société visionnaire sur de nombreux aspects. Nous avons non seulement participé à la définition des modèles économiques de l’Open Source, mais nous opérions déjà de manière totalement distribuée, avec près de 200 employés dans une vingtaine de pays, la plupart travaillant de chez eux. Après la vente de JBoss à Red Hat en 2006, j’y suis resté 3 ans, puis j’ai créé CloudBees en 2010, reprenant la culture Open Source et l’organisation distribuée de JBoss, mais appliqué à la conviction que le cloud computing allait transformer nos usages numériques, ce qui s’est effectivement passé.
Il s’agissait également d’un challenge personnel: je me suis toujours considéré très chanceux avec l’aventure JBoss et je voulais comprendre s'il m’était possible d’avoir un impact une seconde fois, en tant que CEO cette fois-ci. Après 10 ans à ce poste et plus de $100m de revenus à l’époque, j’ai décidé d’embaucher un nouveau CEO pour prendre le relai et suis resté dans des fonctions moins exécutives: j’ai découvert que gérer une société de 600 personnes ne correspond pas à ce qui me stimule et m’intéresse au quotidien.
Avant d’atteindre le statut de «licorne», quelles ont été les phases de financement essentielles de vos activités?
Le cycle de vie d'une startup dans les nouvelles technologies est souvent passablement différent de celui d’une PME traditionnelle. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais plutôt de reconnaître les codes et les rythmes très différents de ce type de société: sur des marchés naissants à forte croissance, il est critique de créer une présence et un leadership très rapidement.
Après une phase d’autofinancement, nous avons levé fin 2010 nos premiers fonds auprès de la société de capital-risque Matrix Partners (USA). Cette levée fut suivie de 5 autres, auprès d’acteurs importants tels que Lightspeed Ventures, Goldman Sachs ou Morgan Stanley. Au total, nous avons levé près de $250m sur 15 ans.
Devenir une «licorne» n’a jamais été un objectif en tant que tel. Il s’agit évidemment d’une étape symbolique qui permet à la rigueur de penser un court instant au travail accompli, mais rien n’est jamais acquis, il ne s’agit donc pas de se focaliser outre mesure sur des symboles qui sont finalement plus de l’ordre de la vanité et qui n’ont pas une vraie signification. L’objectif a été et reste de bâtir une entreprise innovante avec des personnes stimulantes.
Quelles ont été les étapes opérationnelles et de marché principales pour atteindre le succès que connaît aujourd’hui CloudBees?
Il faut tout d’abord trouver son adéquation entre produit et marché, ce qui peut prendre du temps. Parfois, on pense l’avoir trouvé, puis le marché évolue. On peut également être trop tôt sur le marché, ce qui nous est arrivé. En 2014, nous avons dû opérer un changement de stratégie radical pour sauver la société. Puis, vient la croissance rapide, et les challenges liés à celle-ci, organisationnels mais également humains. Sur notre marché en particulier, je considère que le phénomène le plus difficile à gérer a été et reste la constante redéfinition des couches technologiques, le cloud, technologie jeune, étant en constante évolution. Lorsqu’une victoire d’étape semble avoir été atteinte, il faut alors se redéfinir profondément, pratiquement tous les 2-3 ans. Ce n’est évidemment pas simple.
Et quels sont les prochains défis?
La stratégie que nous avions définie en 2010 était bonne, mais… une décennie trop tôt. C’est intéressant de voir que notre stratégie actuelle se rapproche fortement de celle que nous avions définie alors. Nous sommes dès lors en train de réorienter notre exécution de manière assez fondamentale, encore plus axée vers le cloud computing, notamment le SaaS. En parallèle, la cybersécurité et l’intelligence artificielle sont deux axes de développement très importants.
En particulier, l'intelligence artificielle générative change encore une fois la donne et redéfinit les usages. Nous avons opéré l’acquisition d’une société dans ce domaine il y a quelques mois et sommes en train de l’intégrer à nos solutions.
Quels liens l’entreprise et vous-même entretenez-vous encore avec Neuchâtel?
Neuchâtel reste un point d’ancrage important, à titre personnel et professionnel. J’ai grandi dans cette région, et elle fait partie de mon identité, c’est là où mes premières idées se sont développées. CloudBees est une entreprise globale aujourd’hui, mais les valeurs de précision, de qualité, et de fiabilité, caractéristiques de la Suisse et de Neuchâtel, continuent d’influencer notre manière de travailler. C’est avec grand plaisir que je reste connecté à cette région, qui inspire mes projets actuels … et futurs je l’espère!